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Récits & Légendes
O Tempora, O Mores !

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S.

Jardin

J'ai quarante ans aujourd'hui. C'était la dernière borne, le bout de la piste. Je referme mon corps à toutes les envies. Je me suis déshabillée puis regardée dans une glace. Sans concession mais sans dégoût. Nue. Je regarde mon corps comme un objet usagé sans plus d'usage. Les rides aux coins des yeux, le trait des pommettes trop accentué, creusé, les chairs du visage un peu molle, les seins trop volumineux qui concèdent leur défaite à la pesanteur, le ventre rond qui entame une expansion discrète au-dessus d'un sexe aussi lisse qu'à son premier jour, les cuisses bien espacées et fermes bien qu'un peu orangées, les jambes et chevilles toujours fines terminées par des pieds que je n'ai jamais aimés.
Je dis adieu à ce corps. Je le condamne. Je le cloître dans son espérance déçue. J'enfile un long imperméable, des chaussures avec peu de talon. Je me voile dans mes cheveux bruns et gris. Tout était prêt depuis longtemps.

Un tatoueur au coin d'une rue sans âme ni lumière. Une boutique sombre et glauque sous un néon vacillant qui flashe la nuit de zébrures rouge et violette. La pluie tambourine des sillons sur la vitrine encrassée. Mes cheveux gouttent, s'emmêlent et se réfugient sous l'imper. Je me plante devant la porte. Hésitation ? Non. Moment délicieux où l'eau victorieuse s'immisce sur ma peau malgré la protection de l'enveloppe artificielle. Je dégrafe deux boutons et admire le déluge qui frappe mes seins puis ruisselle vers mon ventre. Bientôt mon corps pleure l'eau du ciel. Je reboutonne l'ouverture et pousse la porte du tatoueur...

La pièce est mal éclairée. Je perçois le tatoueur dans un éclair du néon extérieur. Un débardeur taché peine à recouvrir son ventre, ses bras de déménageur sont tatoués des épaules aux poignets, ses cheveux noirs clairsemés sont gomminés vers la nuque. Une boucle d'oreille luit à chacune de ses oreilles. Il s'avance vers moi. Il me reconnaît, il sait ce que je veux mais s'assure que je suis toujours décidée. Ses yeux brillent d'un noir malsain et son haleine évoque la bière. Je frissonne mais me sens étrangement bien sous ce regard qui me déshabille. Je laisse glisser l'imperméable sur mes pieds. Le regard vire au mâle en rut à brûler ma peau nue. Le tatoueur verrouille la porte et baisse le store de la vitrine, allume quelques spots, me propose une serviette que je refuse puis m'invite à prendre place dans un fauteuil médical. Je retire mes souliers, je veux que rien ne m'isole de la réalité. Je m'assois, les bras posés sur les accoudoirs, les cuisses et les jambes écartées pour placer mes pieds sur les reposes-pieds. L'eau dégouline lentement sur mon corps, mes fesses et mes cuisses collent au skaï du fauteuil. J'observe le tatoueur qui tourne autour de moi et me détaille comme une matière à façonner. Il enfile des gants en latex et sort des instruments d'une poche protectrice. Il prend mon sein gauche qui déborde largement sur la paume de sa main. Il tâte, il soupèse, il estime. La pointe dressée du sein m'électrise. Nos regards remontent et se croisent, un sourire carnassier sur ses lèvres, une expression décidée sur les miennes. Il fait rouler la pointe entre pouce et index puis soudain démarre son office.

Suite....